Le lac de la chambre 6

 - Bonsoir monsieur. Quel vent vous amène ?

- Je viens me reposer. Cela fait longtemps que je marche. 

- Vous êtes au bon endroit. Il me reste des belles chambres pour ce soir avec vue sur le lac. 

- Merci. 

Les deux se regardèrent un instant sans bouger. Un peu gêné par le silence, l'un se retourna pour prendre une clé accrochée à un mur. Il la posa sur le comptoir sans la lâcher.

- Je me demande… Où allez-vous ? demanda l'aubergiste. Ce n’est pas comme s'il y avait grand-chose à voir par ici.

L'étranger ne répondit pas tout de suite. Il posa son chapeau au-dessus de la main posée sur le comptoir et la désigna du doigt.

- Je ne vais pas quelque part en particulier. Je cherche. Je cherche ce qui est invisible de l'extérieur, mais…》 Il souleva son chapeau, 《  Qui bat à l'intérieur. 》L'étranger ouvrit la main de l'aubergiste délicatement. 《Là. Personne ne la voyait, pourtant la clé a toujours existé n'est-ce pas ?》

- J'ai bien peur de ne pas vous suivre.

- Disons simplement que je suis là où mon cœur s'échoue.

L'étranger remit son chapeau, saisit la clé et se dirigea vers l'escalier.

《Vous n'avez pas peur du Noir ?》

L'étranger s'arrêta net. La phrase avait surgi comme un sursaut inattendu ; comme un silence sacré brisé par un explorateur trébuchant maladroitement dans l'antre de la Bête.

- Du Noir… On en a moins peur lorsque l'on sait ce qu'il cache. C'est bien comme cela que ça marche non ?

- Qu'y avez-vous découvert ?

L'étranger reprit d'un pas lourd sa marche et monta les escaliers en silence. Lorsque qu'il franchissa la dernière marche et que la salle d'accueil fut redevenue vide, une dernière voix lointaine et pourtant claire parvint de l'étage, donnant au discours un immatérialité inquiétante :《 Il s'y trouve la source de notre fin à tous, l'antre de la Bête, et je te souhaite d'en avoir peur toute ta vie. 》

La porte de l'étage se ferma à double tour. Gardant, pensait l'aubergiste, ce secret loin de lui à jamais.


Le lendemain matin, l'étranger ne descendit pas de l'étage. L'aubergiste avait eu beaucoup de mal à dormir la veille à cause des dernières paroles énigmatiques de l'étranger. Ils l'avaient tourmenté toute la nuit et il n'avait pratiquement pas réussi à dormir de la nuit. La curiosité était trop grande, il fallait qu'il retourne voir l'étranger à l'étage. 

L'aubergiste prit ses clés et se dirigea d'un pas silencieux vers la chambre 6. 

Il se surprit à ne pas vouloir toquer avant d'entrer. En effet, il ne voulait pas se voir refuser une entrevue s'il la demandait de vive voix. Cela le démangeait trop. Il devait savoir. Il devait entrer sans permission. L'aubergiste entra la clé dans la serrure et la porte s'ouvrit sans qu'il n'eut à la tourner.

Confus, l'aubergiste ouvrit délicatement la porte de la chambre. Personne en vue. Il entra. 

《L'étranger ? Où êtes-vous ?》

Pas de réponse. 

L'aubergiste avança dans la chambre et un grincement sinistre craqua sous ses pieds ; comme si un explorateur trébuchait maladroitement dans l'antre de la Bête. La porte d'entrée se referma d'un coup brutal derrière lui. 

Il faisait noir dans la chambre et nuit dehors. 《Comment est-ce possible ?》.L'aubergiste se rapprocha de la fenêtre pour voir le lac. 

Il vit ce qu'il n'aurait jamais voulu voir de sa vie.

Le lac n'avait plus rien de naturel. Il était devenu une sorte de masse obscure et inquiétante qui dégoulinait sur le monde ; c'était devenu un puits sombre et infini trouant le paysage ; c'était une tâche qui s'étendait, qui coulait et avalait tout sur son passage ; elle avalait insidieusement toute chose qui avait encore de l'espoir, inexorablement, tout s'évanouissait en elle. Lui aussi se faisait consumer par cette vision du lac froid et vide qui croulait vers lui, qui coupait les fils du petit pantin qu'il était, du petit pantin perdu dans le vide pendu par la poigne du temps ; cétait notre maître, la bête, le temps lui-même, qui venait le chercher. L’aubergiste, ce petit objet secoué par des milliers de fils qui le faisaient tenir debout jusque-là, qui le faisaient aimer, qui le faisaient pleurer, et qui maintenant ne le retenaient plus, ne s’était jamais senti aussi seul de sa vie devant son impuissance face au Noir. Vous aussi vous vous sentirez seul lorsque les fils qui vous retiennent en vie seront sur le bord de rompre. Vous aussi, vous verrez qu’il peut aussi pleuvoir à l’intérieur, chez vous, dans votre lit, lorsque vous frissonnerez caché de la vue de tous ; lorsque des gouttes noires et denses frapperont le sol corrompant les murs de votre chambre. Le Noir qui se répartira dans la chambre 6. Le Noir qui assombrira les murs et le lit que vous aviez fait la veille. Il pleuvra des grosses gouttes collantes couleur pétrole. Aveuglé du passage de lumière à pénombre, vous resterez là. Vous resterez immobile sans respirer, les fils rompues, laissant toutes ces gouttes noires et froides pénétrer en vous, vous abandonnant au Noir. Comme l’Aubergiste avant vous.


Quatre semaines plus tard, on retrouva son corps décomposé flottant sur le lac.