L'inconnu

Je n’ai pas compris ce que tu me disais hier. Comment ça ma mère est morte ?

Si tel était le cas tu ne me l’apprendrais pas, si ? Il est vrai que je ne l’aie pas contacté dernièrement, et il est tout aussi vrai que cela fait des années que je ne l’aie pas vue. Mais comment pourrais-tu savoir une telle chose sur moi que j’ignore ? 

Car cette nouvelle est si choquante, si importante, si créatrice de personnalités, qu’elle changerait complètement ma vie. Comment toi, un inconnu que je venais seulement de rencontrer à cette soirée hier soir - que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam - peut être en avance sur moi ? En avance sur mes sentiments les plus profonds ? En avance sur ma vie ?

C’est tout simplement impossible. Je ne peux pas avoir raté une telle chose, ce genre d’évènement est si personnel qu’il aurait dû venir à moi naturellement, sans efforts de ma part. Et pourtant tu me soutiens le contraire. Ma mère est morte ? Comment ça, ma mère est morte ? Si tel était le cas, il y aurait un membre de ma famille qui m’aurait contacté bien avant, qui me l’aurait annoncé en larme, paniqué, pressé par la nouvelle ! Ce serait une femme qui serait venue me trouver dans mon sombre recoin. Elle m’aurait dit les yeux mouillés, la voix fragile, quelque chose qui ressemblerait à :

« Écoute, il va falloir que tu t’assoies. Je suis désolée… Ce que je vais te dire est profondément triste et injuste… ». Oui, cette personne que j’aurais reconnue – et que je connais ! - qui fait partie de mon monde, serait venue me voir avec cette voix branlante que je vois si bien jouée dans les films. Je mérite ce moment-là ! Espèce d’inconnu, tu n’as aucun droit de voler cette scène de ma vie ! Par tous les diables, que l’on m’envoie quelqu’un d’autre !

C’est vrai, je ne parle plus à mon père ni à ma sœur depuis ma fugue. Mais tout de même, toi, une ombre au détour d’une soirée, sorti de nulle part, a le droit de m’annoncer ça ? Je ne sais pas, une cousine lointaine aurait au moins pensé à moi, ou un cousin germain, ou pourquoi pas un oncle caché ? Un oncle éloigné dont je ne connais même pas l’existence ? Que la scène aurait été belle ! Que ma vie aurait été agrémenté d’un rebondissement palpitant ! Il m’aurait appelé, cet oncle, vivant à l’écart de la civilisation dans un chalet en bois, me parlant depuis une cabine téléphonique à l’orée d’une forêt. Je n’aurais pas reconnu sa voix. Je me serais demandé : « Mais qui peut bien m’appeler à une heure pareille ? ». Quel imbécile j’aurais fait ! Il m’aurait répondu : « Je sais que tu ne me connais pas. Je suis un oncle que tu n’as jamais vu, un renégat de ta famille, mais j’ai toujours veillé sur toi. Quand je le pouvais, j’envoyais des lettres secrètes à ta mère afin de prendre de tes nouvelles. Aujourd’hui, je suis dans le regret de t’appeler pour t’informer du décès de ta mère. En effet, son dernier mot qui m’était adressé m’avait fait savoir ses intentions de suicide. Elle m’avait indiqué l’heure et la date de son passage à l’acte. Je suis désolé, je t’aime et je serais toujours là pour toi. Un jour, tu pourras peut-être me rendre visite, tu pourras te reposer au milieu d’une calme clairière entourée de beaux pommiers afin d’oublier toutes ces horreurs. Je t’attends. »  

Mais non. Rien de tout cela ne s’est produit et ne pourra jamais plus se produire. Cette aventure, cette accélération cardiaque suite à tant de révélations : tu me l’as volé à jamais.

Ma vie à moins de sens maintenant. Tu m’as tout pris : un possible nouveau sens à ma vie, une possible raison pour continuer de vivre, une nouvelle quête, un cap à suivre ! Oui ! Une histoire que j’aurais pu raconter à mes petits enfants ! Une histoire si incroyable que mes amis me diraient à chaque fois que l’on se reverrait depuis longtemps :  

« Allez, raconte-moi encore cette histoire de ton oncle caché ; raconte-moi comment tout cela s’est passé encore une fois. Dis-moi cher ami : quelles avaient été tes pensées à ce moment-là ? Comment avais-tu appris, au milieu de la nuit, sans prévenir, que ta mère s’était donné la mort ? Je ne peux qu’imaginer ton choc ! Et pourtant, tu as tenu le coup. Tu sais, c’est pour cela que je suis ton ami aujourd’hui, c’est grâce à cette histoire que je trouve passionnante. C’est ce qui me rapproche de toi, c’est qui te rend unique par rapport aux autres. Quel courageux homme tu fais. Quel force de caractère. Quel être humain exceptionnel se tient devant moi. ».

Mais non. Tout cela s’évapore maintenant. Mais qui es-tu ? Que t’ais-je fait pour que tu me voles ma vie ? S’il te plait, monstre, accueil mes excuses si cela est une vengeance de ta part, je suis parfois maladroit et il m’arrive de blesser les personnes autour de moi sans que je m’en rends compte. Maintenant va-t’en, je ne veux plus te voir, je ne veux plus t’entendre. Je veux que l’on me laisse seul, comme toujours, et je veux que l’on me laisse imaginer ma vie : car tout est encore possible.

Si le destin est assez clément, alors la vie me réservera des surprises qui me feront enfin arrêter d’imaginer l’avenir pour me permettre de finalement commencer à vivre.